Les manuscrits philosophiques clandestins

Pour ce seul ensemble consacré à la Bibliothèque Mazarine, quarante-sept collaborateurs, de huit pays différents, de l'Argentine à la Finlande, ont étudié trente-neuf volumes manuscrits dont vingt recueils, élaboré quatre-vingt-quatre notices d'inventaire, rédigé cinquante et un articles sur les textes et dix-sept articles sur leurs auteurs, avérés ou présumés. Mais ils ne sont qu’une partie des soixante-treize collaborateurs représentant neuf pays, qui ont travaillé à l'Arsenal, à la Bibliothèque Nationale, et dans d'autres bibliothèques françaises, sur près de deux cents manuscrits diffusés en des milliers de copies.
L'existence des « manuscrits philosophiques clandestins » a été révélée en 1912 par Gustave Lanson qui a constaté des similitudes entre des imprimés postérieurs à 1760 et de nombreux textes rédigés à la fin du XVIIe et dans la première moitié du XVIIIe siècle. Restés inédits et conservés à l’état manuscrit dans les bibliothèques publiques et quelques collections privées, ces textes ont trois caractéristiques essentielles. Premièrement, ce qui les définit, ce qui les isole, ce qui a attiré l'attention de Gustave Lanson, c'est qu'ils sont manuscrits, non pas par accident, mais par nature en quelque sorte, c'est-à-dire par opposition aux textes imprimés qu'ils précèdent dans le siècle; c'est sous la forme manuscrite qu'ils ont commencé à exercer leur influence sur l'histoire des idées. Deuxièmement ils sont « philosophiques » au sens large des Lumières, c'est-à-dire critiques, hostiles à « tout l'appareil de dogme, d'histoire et de philosophie sur lequel le christianisme repose ». Enfin, ils sont clandestins; le mot n'apparaît que plus tard mais l'idée vient de Lanson qui met l'accent sur la stratégie de la diffusion discrète dans un temps et un pays où « la liberté d'imprimer [n'est pas] entière ». L'idée qu'ils forment véritablement un ensemble, qu'il faut les analyser bout à bout, les comparer entre eux parce qu'ils constituent un corpus dont la signification réside dans sa globalité même, cette idée est la découverte que Lanson a léguée aux chercheurs d’aujourd’hui.
Le manuscrit n'est pas un brouillon, un écrit strictement privé, une forme inférieure de la littérature, une étape avant la publication. La seule façon de diffuser un écrit au XVIIIe siècle n'est pas de l'imprimer et les idées dangereuses ne sont pas seules à circuler manuscrites. La copie, gratuite ou lucrative, est une activité permanente, forme de l'activité intellectuelle dont on fait l'apprentissage au collège. On copie des lettres, des poésies, des livres de toutes sortes, en entier ou par extraits. On fait des recueils de ces copies, parfois en les mélangeant avec des textes imprimés, annotés ou non. Comment dans ces conditions démêler les intentions qui se cachent derrière une copie manuscrite? Quand commence la clandestinité? Comment procéder à d’éventuelles attributions, les réfuter ou les confirmer ? Un manuscrit n'est-il clandestin que quand il est antérieur à l'édition? À quoi mesurer la diffusion d'un manuscrit? Ces questions ne peuvent trouver une réponse satisfaisante que dans l'examen de l'ensemble des cas particuliers, autrement dit dans un inventaire minutieux.
C'est pour la réalisation de ce programme en France qu'Olivier Bloch, professeur d'histoire de la philosophie à l'Université de Paris I - Panthéon Sorbonne, a fondé en 1987 l'équipe de l'Inventaire des manuscrits philosophiques clandestins, composée de chercheurs et d'enseignants-chercheurs en histoire, littérature et philosophie, ainsi que de conservateurs des bibliothèques. Clairement définie par les termes qui la désignent, la double tâche naturelle de l'équipe, poursuite du recensement dans toute la France et analyse descriptive de tous les manuscrits recensés, est précise et ambitieuse. Elle s'est donc fixé des priorités en fonction des réalités de la recherche en cours dans le domaine .
Rien ne remplace la consultation directe d'un manuscrit. Or la littérature qui nous occupe est une matière toujours vivante, sujette à toutes les transformations possibles. Tant qu'il circule sous forme manuscrite, un texte n'est jamais définitivement fixé. Chaque nouvelle copie peut être l'occasion d'une nouvelle version. Dans l'idéal, pour travailler sur un texte clandestin, même s'il a été édité, il faudrait avoir une connaissance personnelle de tous les exemplaires manuscrits, intégraux ou abrégés, qui en existent. La dispersion des manuscrits, de plus en plus grande au fur et à mesure que le recensement avance dans le monde, rend ces conditions parfaites irréalisables dans la plupart des cas. La numérisation de la totalité du corpus dans toutes ses versions reste un idéal inaccessible pour longtemps. Toutes ces constatations nous ont amenés à penser que ce que l'équipe pouvait faire de plus utile était de publier, dans des documents méthodiquement constitués, les renseignements indispensables pour la meilleure identification possible d'un manuscrit philosophique clandestin à distance. Pour la réalisation de cet objectif un questionnaire détaillé a été mis au point par le Comité d'initiative pour l'inventaire sous le nom de « fiche de catalogage ». On l'appelle ici « notice d'inventaire » afin d'éviter toute confusion avec une fiche de catalogue de bibliothèque et pour mieux rendre compte de la nature réelle du document rempli et du travail effectué, qui ressemble par bien des aspects à l'enquête préliminaire de l'éditeur scientifique d'un texte. À la base de cette notice, une grille conçue pour donner aux spécialistes le maximum de données objectives en réduisant la part d'interprétation personnelle du recenseur.
La forme même du questionnaire vise à supprimer les risques d'interprétation que tout langage rédigé entraîne. Les seules citations sont des transcriptions littérales du texte, qui restituent l'orthographe, l'accentuation et la ponctuation. Le refus des commentaires et des interprétations, sauf en annexe, interdit l'approximation. La consigne générale de concision, voire de laconisme, est une exigence d'exactitude.
Sans prétendre remplacer la consultation immédiate et sur place, les deux premières parties de la notice en constituent la meilleure simulation possible. La transcription exhaustive de toutes les traces de l'histoire du manuscrit (titre et localisation) et la minutie des détails concrets (description matérielle) visent à fournir au chercheur tous les renseignements objectifs possibles que lui apporterait l'observation personnelle.
Sans prétendre se substituer à une lecture individuelle, la troisième partie de la notice (description du texte) est une analyse adéquate du contenu en fonction des caractéristiques essentielles d’un manuscrit philosophique clandestin. Sous un même titre, deux ou plusieurs copies peuvent cacher deux ou plusieurs versions complètement différentes et inversement une seule version peut apparaître sous plusieurs titres. Les titres des chapitres, leur nombre, leur combinaison, sont des éléments d'identification des différentes familles d'un même manuscrit. Sans être infaillibles, quelques données sur certaines variantes précises sont des indices utiles pour reconnaître à quelle version on a affaire, surtout quand on peut les additionner. L'analyse de structure que contient le dossier tient compte de ces réalités du corpus avec une rigueur scientifique.
Les recueils se présentent de différentes façons. Certains sont composés exclusivement de textes qui appartiennent à notre corpus, du même format, de la même écriture, du même papier, paginés à la suite, sous un même titre. À l'inverse on peut trouver sous une même couverture un, ou plusieurs manuscrits philosophiques clandestins au milieu de toutes sortes de textes, d'écriture, de nature, de papier, d'époque et de format différents, y compris, mais rarement, parmi des textes imprimés: c'est ce que l'on appelle des recueils factices.
Les manuscrits, séparés ou réunis dans des recueils, sur lesquels porte l'enquête à la Bibliothèque Mazarine forment un ensemble représentatif du point de vue du nombre, permettant une sorte de sondage à grande échelle. Du point de vue du contenu, la Mazarine est, avec la BnF et la Bibliothèque de l'Arsenal, un des trois meilleurs observatoires pour lancer l'inventaire descriptif puisque c'est là qu'a pris corps l'intuition de Gustave Lanson, fondement de nos recherches. On y trouve donc, et souvent en plusieurs exemplaires, les traités que Lanson désigne en 1912 comme sources de la pensée philosophique de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ainsi le présent ensemble donne une image fidèle du corpus des manuscrits philosophiques clandestins et de ses caractéristiques principales.
Pour en savoir plus

Geneviève Artigas-Menant
CELLF, UMR 8599, CNRS Paris-Sorbonne